La dégradation des finances publiques américaines
Les finances publiques des États-Unis affichent une trajectoire de plus en plus préoccupante. En 2025, le déficit fédéral s’élève à environ 7 % à 8 % du PIB, soit plus de 2 000 milliards de dollars, avant même l’éventuelle adoption de nouvelles lois fiscales ou budgétaires.
La dette publique brute dépasse les 34 000 milliards de dollars, représentant 122 % du PIB, selon les projections du FMI. Hors contexte de crise comme celle de 2020, il s’agit du niveau le plus élevé jamais enregistré dans l’histoire économique du pays.

Ces chiffres traduisent un désalignement croissant entre les dépenses publiques, structurellement élevées, et des recettes fiscales qui peinent à suivre.
Les déséquilibres budgétaires américains trouvent leurs racines dans plusieurs causes durables. La première est démographique : le vieillissement de la population pèse fortement sur les programmes sociaux, notamment Social Security (retraites) et Medicare (santé des seniors). En parallèle, les dépenses liées à Medicaid, le programme de couverture pour les plus modestes, continuent de croître après son extension sous l’administration Obama.

À cela s’ajoute une contrainte fiscale héritée des baisses d’impôts de 2017, qui ont réduit la base imposable sans compensation suffisante. Enfin, la remontée rapide des taux d’intérêt menée par la Réserve fédérale depuis 2022 a provoqué une explosion du coût de la dette, qui représente désormais 3,2 % du PIB, un niveau supérieur à celui observé après le choc Volcker dans les années 1980. Dans ce contexte, le Congressional Budget Office projette un ratio dette/PIB supérieur à 140 % d’ici 2035, même sans choc externe majeur.
Le cadre institutionnel américain, quant à lui, ajoute une instabilité politique permanente aux tensions financières. Le plafond de la dette, qui limite juridiquement le volume d’endettement fédéral, a de nouveau été atteint début 2025. Le Trésor américain recourt depuis à des mesures exceptionnelles et puise dans son compte auprès de la Réserve fédérale, dont l’épuisement est attendu autour d’août 2025. Sans accord du Congrès pour relever ce plafond, les États-Unis pourraient techniquement se retrouver en situation de défaut sur leurs engagements financiers. Ce scénario serait d’autant plus explosif que les investisseurs surveillent déjà de près la soutenabilité de la dette américaine.
Par ailleurs, le projet de loi budgétaire proposé par Donald Trump, surnommé « Big, Beautiful Bill », pourrait aggraver considérablement la situation. Cette réforme prévoit l’extension des baisses d’impôts de 2017 jusqu’en 2028, de nouvelles exonérations ciblées, ainsi que des coupes dans les dépenses sociales à partir de 2029. Le CBO (Congressional Budget Office) estime que ce plan ferait grimper le déficit de 2 300 milliards de dollars supplémentaires sur dix ans, avec un pic attendu entre 2026 et 2028. Si elle était adoptée dans son intégralité, cette réforme porterait le déficit au-delà de 9 % du PIB hors période de récession, un niveau sans précédent.
Cette trajectoire soulève des risques macroéconomiques majeurs. D’une part, le ratio dette/PIB pourrait continuer à croître structurellement si les déficits primaires se maintiennent et si les taux d’intérêt restent supérieurs à la croissance nominale. D’autre part, la dépendance croissante du financement aux investisseurs étrangers, en particulier japonais et chinois – expose les États-Unis à un risque de désaffection. Des adjudications récentes de bons du Trésor ont déjà montré une demande plus faible, traduisant une montée du « term premium ». De plus, le récent abaissement de la note de crédit par Moody’s (de Aaa à Aa1 en mai 2025) reflète une dégradation de la confiance dans la trajectoire fiscale américaine.
Enfin, les États-Unis sont désormais vulnérables au moindre choc macroéconomique externe. En cas de récession, les recettes fiscales chuteraient, les stabilisateurs automatiques joueraient à plein régime, et le déficit dépasserait facilement 10 % du PIB, risquant de déclencher une crise de financement.
Le scénario d’un emballement de la courbe des taux et d’un désordre financier mondial, déjà évoqué dans le contexte japonais, devient alors crédible, surtout si les taux longs s’emballent et que le Trésor américain se retrouve contraint dans ses capacités d’émission.
Pour l’instant, les États-Unis conservent plusieurs leviers de résilience : leur capacité unique à émettre en monnaie de réserve mondiale (USD), une croissance encore positive, et une maturité moyenne de la dette relativement courte, qui permet des ajustements rapides en cas de besoin. Toutefois, sans réforme fiscale ou discipline budgétaire crédible, le pays s’expose à une crise de confiance majeure.
D’ailleurs, c’était dans cet objectif que Trump a créer le DOGE et a lancé à plusieurs reprises l’idée d’un « External Revenue Service », dans le cadre duquel le pays supprimerait l’impôt sur le revenu et s’appuierait plutôt sur les taxes aux frontières, les étrangers finançant, du moins en théorie, le gouvernement américain.
Cependant, les droits de douane ont de nombreux points négatifs. Les économistes déplorent les distorsions qu’ils infligent au commerce. Ils sont généralement payés non pas par des entreprises « extérieures », mais par les consommateurs nationaux. En 2020, un rapport de la Réserve fédérale de New York, a constaté que la quasi-totalité des taxes imposées par Trump lors de son premier mandat étaient finalement supportées par les entreprises américaines, sous la forme de marges plus faibles, et par les acheteurs, sous la forme de prix plus élevés.
De plus, les accords avec la Grande-Bretagne et la Chine ont réduit le niveau global des droits de douane par rapport aux sommets récents, ce qui réduira les recettes qu’ils génèrent. Leurs niveaux continueront de baisser à mesure que les États-Unis concluront de nouveaux accords.
Pourtant, les droits de douane imposés par Trump continueront de rapporter des sommes considérables. À quel point ? L’an dernier, sur les 4 900 milliards de dollars perçus par le gouvernement fédéral, seuls 100 milliards provenaient des droits de douane. Or, ce chiffre est déjà en hausse. Les données quotidiennes du Trésor montrent une forte hausse. Au 13 mai, les recettes douanières brutes avaient atteint 47 milliards de dollars depuis le début de l’année, soit environ 15 milliards de dollars de plus que l’an dernier.
Il est difficile de déterminer dans quelle mesure cela est dû aux dernières taxes imposées par Trump et dans quelle mesure les entreprises se précipitent pour importer des marchandises en prévision de nouvelles hausses ; la deuxième hypothèse est probablement en grande partie imputable à cette dernière. Plusieurs économistes ont néanmoins tenté de prévoir les recettes douanières.
Peter Navarro, président du conseil économique de Trump, affirme que les taxes aux frontières pourraient générer plus de 6 000 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie, soit 600 milliards de dollars par an. Son calcul est d’une simplicité déconcertante : prendre les 3 300 milliards de dollars d’importations de marchandises de l’année dernière et appliquer un tarif effectif de 20 %.
Une telle approche ignore la dynamique économique. Des droits de douane plus élevés réduisent la demande de biens étrangers, rétrécissant ainsi l’assiette fiscale. Ils réduisent également les recettes fiscales et salariales, annulant jusqu’à 25 % des gains, selon la plupart des estimations. Si l’on ajoute à cela les représailles et l’évasion fiscale, les recettes anticipées chutent encore davantage. Les projections de M. Navarro, qui tablent sur des milliards de dollars, reposent sur un fantasme de stagnation, dans lequel acheteurs, vendeurs et partenaires commerciaux ignorent les signaux de prix.
Les estimations indépendantes des recettes douanières sont bien inférieures. Le modèle budgétaire de Penn Wharton estime que l’ensemble des tarifs proposés, y compris les prélèvements « réciproques » actuellement suspendus, rapporterait environ 290 milliards de dollars par an au cours de la prochaine décennie.
Ses calculs tiennent compte d’une demande d’importations plus faible, ainsi que de ses effets sur les recettes fiscales des sociétés et des salaires. D’autres prévisions sont encore plus basses. Le Budget Lab de Yale, un centre de recherche non partisan, prévoit des recettes annuelles de 180 milliards de dollars ; la Tax Foundation, un groupe de réflexion, estime ce chiffre à environ 140 milliards de dollars.
En outre, le DOGE a été un échec total que reconnaît aujourd’hui Elon Musk. Cette agence avait pour objectif de couper de 2000 milliards de dollars dans les dépenses publiques américaines, mais depuis sa création, celle-ci n’a réussit à couper que pour 160 milliards de dollars et donc le projet semble être mort-né. Pour rappel, en 2024, les dépenses s’élevaient à 5 870 milliards de dollars (20 % du PIB), auxquels il faut ajouter 880 milliards de paiements d’intérêts nets. Une part importante (4 060 milliards) est constituée de dépenses dites obligatoires, puisqu’il s’agit de transferts vers les ménages liés au système social et de santé.
Ainsi, une combinaison de taux élevés, d’un blocage politique sur le plafond de la dette, et d’une baisse des souscriptions aux adjudications du Trésor pourrait provoquer une correction violente des marchés financiers avec répercussions globales.
On voit justement les taux mondiaux qui montent de plus en plus. On voit les rendements de la dette publique américaine à 30 ans qui dépassent les 5%, et le 10 ans qui se rapproche des 4,7%. Ce dernier bond est survenu peu avant que la Chambre des représentants n’adopte, par une seule voix, le projet de loi budgétaire du président Donald Trump, qui creuse le déficit. Conjugué à l’élaboration chaotique des politiques ces derniers mois et aux menaces de Trump contre les institutions américaines, cela a remis en question le statut autrefois incontestable de valeur refuge des bons du Trésor.
Mais pour les gérants de fonds cherchant à diversifier leurs placements, un autre casse-tête se présente. La dette des autres États apparaît également risquée, avec des rendements à long terme en hausse dans une grande partie du monde riche. Le coût de l’emprunt britannique à 30 ans a atteint 5,5 %, son plus haut niveau depuis 1998, hormis un pic en avril. À 3,1 %, celui de l’Allemagne est à deux doigts de son plus haut niveau depuis la crise de la dette de la zone euro au début des années 2010. Le 21 mai, en séance, le rendement des obligations d’État japonaises à 30 ans a atteint près de 3,2 %, établissant un nouveau record.
Tout cela s’explique en partie par le fait que ce qui se passe aux États-Unis ne reste pas aux États-Unis. L’économie américaine est si importante, représentant 26 % de la production mondiale, que son déficit public démesuré déséquilibre l’épargne et l’investissement à l’échelle mondiale, augmentant ainsi le coût du capital.
La hausse des rendements des bons du Trésor pourrait également inciter les traders à les préférer aux autres dettes souveraines, à moins qu’ils ne rapportent eux aussi davantage. Par ailleurs, les politiques de Trump ne menacent pas uniquement l’économie américaine. L’incertitude entourant les droits de douane, par exemple, brouille les perspectives d’inflation et de croissance partout dans le monde, incitant les investisseurs à exiger une prime de risque plus élevée. Certains pourraient également en conclure que les responsables politiques d’autres pays seront tentés d’imiter la prodigalité américaine.
Pourtant, le reste du monde est tout à fait capable d’exercer sa propre pression. Une partie de cette pression provient de bonnes nouvelles plutôt que de mauvaises. La hausse des coûts d’emprunt allemands a en grande partie suivi l’annonce, début mars, d’un investissement considérablement accru du gouvernement dans les infrastructures et la défense. L’opinion populaire ayant longtemps soutenu que l’Allemagne dépensait trop peu plutôt que trop, cela a renforcé les attentes quant à sa croissance future, et donc au rendement de sa dette souveraine.
En Grande-Bretagne et au Japon, les rendements augmentent pour des raisons plus inquiétantes. L’une d’elles est que l’inflation a de nouveau connu une hausse surprenante. Les prix à la consommation au Royaume-Uni ont augmenté de 3,5 % sur un an jusqu’en avril, soit plus rapidement que prévu par le marché et bien au-dessus des 2,6 % du mois précédent.
Au Japon, les prix à la consommation « de base » ont augmenté de 3,5 % sur un an jusqu’en avril, soit la plus forte hausse depuis la poussée inflationniste de 2022 et 2023. L’inflation incite les traders à surenchérir sur les rendements obligataires, à la fois parce qu’elle érode la valeur de leurs coupons et du remboursement du principal, et parce qu’elle les conduit à anticiper des taux d’intérêt plus élevés de la part des banques centrales.
De plus, au Japon, depuis plusieurs semaines, les tensions sur le marché obligataire japonais s’intensifient. De fait, en 45 jours, le rendement des obligations d’État japonaises à 30 ans a bondi de 100 points de base, atteignant un niveau record de 3,20 %. Cette poussée de taux reflète une défiance croissante des investisseurs à l’égard de la trajectoire budgétaire et monétaire du pays.

Cette rupture de confiance s’est matérialisée par une adjudication désastreuse de titres à 20 ans, qualifiée par certains acteurs comme la pire depuis 1987. Dans le même temps, des institutions financières soulignent que les « fissures » observées dans les marchés obligataires mondiaux pourraient bien être en train de se transformer en fractures systémiques.
Le point de bascule vient d’un changement radical de politique monétaire. Après des années d’interventionnisme massif, notamment via l’achat d’obligations souveraines pour contrôler la courbe des taux, la Banque du Japon (BoJ) a brusquement cessé ces achats. Ce retrait a laissé un vide béant sur le marché primaire, provoquant un afflux d’offre et une envolée des taux.

Aujourd’hui, la BoJ détient encore 52 % de l’ensemble des obligations d’État japonaises, soit 4 100 milliards de dollars d’actifs publics. À titre de comparaison :
– Les assureurs-vie détiennent 13,4 %,
– Les banques : 9,8 %,
– Les fonds de pension : 8,9 %.
La dette publique totale du Japon atteint 7 800 milliards de dollars, avec un ratio dette/PIB supérieur à 260 %. Le Premier ministre japonais lui-même a récemment reconnu que la situation budgétaire du pays était pire que celle de la Grèce.
Les signaux économiques sont de plus en plus contradictoires : le Japon entre dans une phase de stagflation, où la croissance ralentit tandis que l’inflation accélère.
– PIB réel (T1 2025) : -0,7 % (vs -0,3 % attendu), première contraction depuis un an.
– Inflation (avril 2025) : 3,6 %, avec un bond de +0,7 % mensuel sur l’IPC hors produits frais, la plus forte hausse depuis octobre 2023.
– Salaires réels : -2,1 % sur un an, la pire chute depuis plus de deux ans.
Autrement dit : les ménages perdent en pouvoir d’achat alors que les prix montent. Cela place la Banque du Japon dans une impasse : relever les taux pour freiner l’inflation pourrait asphyxier une économie déjà en récession technique, mais ne rien faire alimente la spirale de défiance sur les marchés de la dette.
Depuis des décennies, les investisseurs institutionnels japonais, portés par des taux domestiques quasi nuls, ont utilisé les marchés étrangers comme relais de rendement via d’immenses carry trades. Ils empruntaient à taux très bas au Japon pour acheter des bons du Trésor américain, des obligations européennes, ou des actions internationales. Mais si les rendements japonais remontent, ces flux pourraient s’inverser massivement. Cela pourrait provoquer un risque de revalorisation brutale sur les marchés d’actifs américains et une chute des actifs risqués.
Dans le même temps, écrivent les analystes de la banque Goldman Sachs, une source structurelle de demande de dette publique à long terme se tarit. Les « gestionnaires actif-passif », c’est-à-dire des institutions comme les fonds de pension à prestations définies qui utilisent les flux de revenu fixe des obligations pour garantir leurs engagements futurs, sont depuis longtemps d’importants acheteurs.
Mais les rendements sont désormais suffisamment élevés pour leur permettre de bloquer ces flux de trésorerie à des prix attractifs pendant des années, ce qui signifie que beaucoup peuvent se permettre de se retirer du marché. L’offre d’obligations restant élevée, alimentée par les déficits budgétaires et la réduction des bilans des banques centrales, cela ouvre la voie à une nouvelle hausse des coûts d’emprunt à long terme.
Cette pression s’applique aussi bien aux bons du Trésor américain qu’à la dette publique d’autres pays. Pendant des années, l’idée reçue parmi les négociants en obligations était que le rendement à 30 ans « ne pouvait » pas dépasser 5 %, ni s’y maintenir longtemps. L’argument était qu’à ce niveau, les investisseurs à long terme, comme les fonds de pension et les fonds de dotation universitaires, s’empareraient de toutes les obligations qu’ils pourraient trouver.
Or, c’est là que se situent actuellement les rendements à 30 ans. Si les gros acheteurs ont déjà fait le plein, les inquiétudes budgétaires actuelles pourraient s’aggraver considérablement.
Ces incertitudes sont dues notamment aux événements en lien avec le plafond de la dette et le risque de fermeture des services de l’État américain faute d’accord parlementaire sur le budget (government shutdown), devenus plus fréquent ces dernières années. Enfin, l’absence de progrès sur le rétablissement des finances publiques pourrait finir par réduire l’attrait des Bons du Trésor américains et, plus généralement, des actifs américains aux yeux des investisseurs étrangers.
Cela pourrait affaiblir le dollar et exercer une pression à la hausse sur l’inflation et les taux d’intérêt aux États-Unis, ce qui compliquerait encore les efforts de consolidation budgétaire. En conclusion, pour des raisons ayant trait à des facteurs tant nationaux qu’internationaux, il importe que l’objectif d’assainissement des finances publiques figure parmi les priorités politiques les plus urgentes des États-Unis.
Les marchés commencent à en prendre conscience.